Voici une traduction de l’article anglais écrit par Benjamin Maso.
CONTEXTE
Le concert prévu pour le 5 octobre était l’ouverture de la saison 1939-1940. Mengelberg aurait dû diriger le concert, mais il envoya un message quelques jours avant depuis sa résidence d’été indiquant qu’il était malade et qu’il ne pourrait pas être en Hollande à temps.
Ce n’était pas la première fois que Mengelberg se décommandait ; les années précédentes, Bruno Walter et Pierre Monteux l’avaient déjà remplacé plus d’une fois lors de la soirée d’ouverture, mais cette fois-ci, ils n’ont pas pu se libérer dans un délai aussi court.
Le remplaçant logique aurait dû être Van Beinum, mais la guerre ayant éclaté, une mobilisation générale avait été proclamée et, en tant que réserviste, il était sous les armes. Un autre problème était que Martin Öhmann et Kerstin Thorborg avaient déjà été engagés pour le Lied de Mahler et que la direction du Concertgebouw ne voulait pas prendre le risque de confier la direction d’une œuvre aussi compliquée à l’un des jeunes chefs d’orchestre hollandais. La direction du Concertgebouw a donc décidé de demander à Carl Schuricht, qui, en tant que chef invité des orchestres de La Haye et d’Utrecht, séjournait déjà en Hollande.
Les journaux néerlandais n’étaient pas très heureux de ce choix. Schuricht était bien connu en Hollande et très apprécié. Toutefois, même s’ils admettaient que les candidats néerlandais possibles, tels que Flipse ou Den Hartog, manquaient d’expérience, ils auraient tout de même préféré qu’on leur donnât l’occasion de remplacer Mengelberg. Ils doutaient également de la connaissance de l’œuvre de Mahler par Schuricht.
« Nous sommes certains que Schuricht ne l’a pas inscrite à son répertoire depuis 1933 », ricanait par exemple le journal socialiste Het Volk.
C’est là que réside le nœud du problème. Est-il vraiment judicieux de demander à un chef d’orchestre allemand d’interpréter la musique d’un compositeur juif interdite dans son propre pays ? Et risquer d’être snobé, non pas pour des raisons musicales, mais pour des raisons racistes ?
C’était bien sûr un grand honneur pour Schuricht, directeur général de la musique à Wiesbaden à l’époque, de diriger le célèbre Concertgebouw lors de la soirée d’ouverture, mais il a eu la prudence de demander aux autorités allemandes l’autorisation de diriger une œuvre d’un compositeur juif. Cette autorisation lui a apparemment été accordée.
LA REPRÉSENTATION
Le Chant de la Terre était très connu à Amsterdam. Cette œuvre avait été jouée à plusieurs reprises sous la direction de Mengelberg et de Bruno Walter. Il est donc évident que la plupart des critiques ont fait une comparaison avec les représentations qu’ils avaient entendues auparavant. C’est bien sûr la partie la plus intéressante de leurs critiques. L’enregistrement de Schuricht est-il peut-être celui qui se rapproche le plus de l’interprétation de Das Lied von der Erde par Mengelberg ? Les critiques néerlandais de 1939 n’étaient pas du tout d’accord.
« Schuricht, qui a le même point de vue que Mengelberg sur Mahler… » , écrit le Standaard. Mais le critique du Handelsblad était d’un avis tout à fait différent :
« L’interprétation de Chant de la Terre a été curieuse dans la mesure où elle a montré une vision principalement différente de celle que le professeur Mengelberg et Walter nous ont fait connaître. Schuricht voit plus les grandes lignes que les détails, il se contente de faire de la musique au lieu de romancer, ce qui a pour conséquence qu’il est avare de rubato et d’expressivo. A certains égards, cela a ses avantages, car les éléments hypersensibles et théâtraux sont moins accentués, mais on se demande si les aspects les plus caractéristiques de l’œuvre ne disparaissent pas ainsi (…). Mais le vrai Mahler, nous ne l’avons pas vu ».
Le Telegraaf, quant à lui, a adopté un point de vue presque totalement opposé :
« … en ce qui concerne la mentalité artistique, Schuricht est proche de Mengelberg. Son interprétation de Mahler est donc orientée spirituellement de la même manière que “la nôtre”. Elle a le même amour du son, les mêmes types d’émotion, de joie et de peine. Sa pratique, sa réalisation est parallèle à notre tradition. Sous la baguette de Schuricht, l’orchestre peut donc jouer beaucoup plus comme il en a l’habitude que sous Walter - pour cet art, l’antipode même de Mengelberg (…) La prestation d’hier ne différait que par des détails de celle de Mengelberg : la meilleure définition est “réflexion” (…) ce qui signifie aussi qu’il lui manquait les trois dimensions, la personnalité de l’évocation de Mengelberg ».
Ce dernier point était peut-être le seul sur lequel les critiques néerlandais étaient d’accord : selon eux, Schuricht était un chef d’orchestre très compétent (bien que la plupart d’entre eux aient fait quelques commentaires sur ses « mouvements en bois »), mais à leur avis, en ce qui concerne son interprétation, il n’avait pas l’énorme impact de Mengelberg.
« … au Concertgebouw, nous sommes habitués à un Lied von der Erde plus tendu, chargé de tragédie et d’humour triste, à un son plus saturé, à des tempi plus vigoureux, à un élan plus large, à une pulsation plus intense » (De Tijd).
« Nous sommes habitués à une interprétation plus passionnée de la même musique… Le cœur profond de la musique de Mahler est resté absent. Ce style d’expressivité maximale exige un soin intensif pour chaque détail. Avec Schuricht, ce n’était qu’un extérieur bien poli… »* (Nieuwe Rotterdamsche Courant).
« Bien que [Schuricht] n’ait pas réussi à lui donner la même tension et la même ampleur que Mengelberg, nous devons exprimer notre appréciation pour le fait qu’il ait réussi à établir une si bonne relation avec l’orchestre en si peu de temps… » (De Nederlander)
« C’était une interprétation intelligente et fluide, mais il manquait à ces tempi délibérés la tension aiguë, l’élan grandiose, la vision éblouissante dont nous sommes gâtés » (Gooi en Eemlander).
En ce qui concerne les chanteurs, les critiques étaient beaucoup plus sur la même ligne. Öhmann était bon, mais pas un Urlus. Thorborg était également bonne, mais en tant que mezzo au lieu du contralto habituel, elle n’avait pas la voix appropriée pour Das Lied. On peut se demander ce qu’ils auraient dit de chanteuses comme Jessey Norman, Janet Baker ou Waltraud Meier.
L’INCIDENT : « Deutschland über Alles, Herr Schuricht ».
Tous les critiques n’ont pas rapporté l’incident et certains d’entre eux n’ont pas compris les termes exacts de ce qui a été dit. Mais la plupart d’entre eux ont reconnu qu’il s’agissait d’une « dame, ou plutôt d’un membre du sexe féminin » (De Telegraaf) ou même d’une « jeune femme à lunettes » (De Courant) assise dans l’un des premiers sièges qui s’est levée juste avant que l’alto ne commence la deuxième partie de der Abschied, s’est dirigée vers la tribune du chef d’orchestre, a dit calmement « Deutschland über alles, Herr Schuricht » (avec un net accent néerlandais, comme on peut l’entendre sur l’enregistrement) et a quitté la salle.
Pourquoi ? N’était-elle pas d’accord pour dire que c’était Schuricht qui était engagé ? N’aimait-elle pas Mahler ? Était-elle une antifasciste protestant contre l’Allemagne nazie ? Ou au contraire, était-elle une national-socialiste reprochant à Schuricht de diriger la musique d’un compositeur juif ? Aucun des critiques n’en était sûr, et aucun d’entre eux n’a voulu y prêter attention. La plupart d’entre eux ont simplement écrit que personne ne comprenait ce qu’elle disait et qu’elle devait être un peu trop tendue.
Certains critiques ont noté que Schuricht avait hésité avant de continuer, d’autres ont écrit qu’il s’était retourné et avait secoué la tête. Selon un autre critique, il est devenu d’une pâleur mortelle. Et le public ? « … par ses applaudissements, il a montré clairement qu’il ne voulait pas avoir affaire à la politique dans la salle de concert d’un pays neutre » (De Standaard). Ce qui, bien sûr, était exactement l’avis des critiques.