Voici un extrait d’un livre d’Alfred Brendel Music Sounded Out (1985). Je n’ai pas trouvé la traduction française de ce texte, alors je vous invite à découvrir ce passage à propos de Mozart…
Le premier avertissement pour l’interprète de Mozart concerne le jeu au piano : même s’il est irréprochable, il ne doit pas être considéré comme suffisant. Les œuvres pour piano de Mozart doivent être un réceptacle plein de possibilités musicales latentes qui vont souvent bien au-delà de l’aspect purement pianistique. Ce ne sont pas les limites du piano de Mozart (que je refuse d’accepter) qui nous indiquent la voie à suivre, mais plutôt le dynamisme, la couleur et l’expressivité de Mozart dans le chant d’opéra, dans l’orchestre et dans les ensembles de toutes sortes. Par exemple, le premier mouvement de la Sonate en la mineur K 310 de Mozart est pour moi une pièce pour orchestre symphonique ; le deuxième mouvement ressemble à une scène vocale avec une partie centrale dramatique, et le final pourrait être transcrit sans problème en un divertimento pour instruments à vent.
Dans les concertos pour piano de Mozart, le son du piano s’oppose plus nettement à celui de l’orchestre. Ici, la voix humaine et l’instrument soliste de l’orchestre seront les principaux modèles pour le pianiste. Le chanteur de Mozart lui apprendra non seulement à chanter, mais aussi à « parler » clairement et avec sens, à caractériser, à agir et à réagir ; l’instrumentiste à cordes lui apprendra à penser en termes d’archet ascendant et d’archet descendant ; enfin, le flûtiste ou le hautboïste lui apprendra à façonner les passages rapides dans une variété d’articulations, au lieu de les livrer à un non-legato automatique ou, pire encore, à un legato sans déviation tel que l’ancienne édition complète l’a prescrit à maintes reprises sans la moindre authenticité.
La ligne de chant et la beauté sensuelle, pour importantes qu’elles soient chez Mozart, ne sont cependant pas les seules sources de bonheur. Lier Mozart à quelques traits, c’est le diminuer. Le fait que les grands compositeurs aient de multiples choses à dire et puissent utiliser les contradictions à leur avantage devrait être évident dans l’interprétation de sa musique. On s’est trop empressé de réduire Mozart à la « grâce grecque flottante » de Schumann [On trouve cette definition dans l’article de Schumann à propos des tonalités — NS] ou au « génie de la lumière et de l’amour » de Wagner [cette definition se trouve dans l’article de Wagner intitulé « Beethoven », page 38 — NS]. Trouver un équilibre entre la fraîcheur et l’urbanité (« Il n’est pas resté simple et ne s’est pas raffiné à l’excès », disait Busoni), la force et la transparence, la simplicité et l’ironie, la distance et l’intimité, entre la liberté et les schémas fixes, la passion et la grâce, l’abandon et le style - parmi les tâches de l’interprète de Mozart, cela n’est récompensé que par un coup de chance.
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Qu’est-ce qui caractérise la musique de Mozart ? Essayer de tracer une ligne de démarcation entre Haydn et Mozart pourrait peut-être aider à répondre à la question. Mozart se rapproche parfois étonnamment de Haydn, et Haydn de Mozart ; ils ont partagé leurs réalisations musicales de manière fraternelle, mais ils étaient fondamentalement différents par nature. Je vois en Haydn et Mozart l’antithèse entre l’instrumental et le vocal, le motif et la mélodie, C.P. E. et J. C. Bach : l’adagio et l’andante, les césures (amusantes et surprenantes) et les liaisons (sans rupture), l’audace et l’équilibre, la surprise de l’inattendu et la surprise de l’attendu. Haydn plonge profondément dans l’agitation tandis que Mozart vise au contraire la tranquillité à partir de la nervosité.
L’énergie nerveuse de Mozart — ses doigts tambourinaient constamment sur le dossier de la chaise la plus proche — peut être reconnue dans l’agitation agitée ou fougueuse de nombreux mouvements finaux, comme on a pu l’entendre dans les interprétations d’Edwin Fischer, de Bruno Walter ou d’Artur Schnabel. Lorsque Busoni dénie à Mozart toute nervosité, je ne suis pas d’accord. Comme la mélodie qui brille à travers les plis d’une robe, le « chaos » peut de temps à autre, même chez Mozart, « briller à travers le voile de l’ordre » (Novalis) [La citation de Novais : « das Chaos muß in jeder Dichtung durch den regelmäßigen Flor der Ordnung schimmern »].
La perfection de cet ordre, la sécurité du sens de la forme chez Mozart est, comme le dit Busoni, « presque inhumaine ». Ne perdons donc jamais de vue l’humanité de cette musique, même lorsqu’elle se donne un air officiel et général. L’irréprochabilité de sa forme est toujours contrebalancée par la palpabilité de sa sonorité, le miracle de ses mélanges sonores, la détermination de son énergie, l’esprit vivant, le battement de cœur, la chaleur non sentimentale de ses sentiments.
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Mozart ne fait ni dans la porcelaine, ni dans le marbre, ni dans le sucre. Il faut éviter le Mozart mignon, le Mozart parfumé, le Mozart extatique en permanence, le Mozart « touche-moi pas », le Mozart sentimentalement boursouflé. Il convient également de se méfier d’un Mozart sans cesse « poétique ». Les joueurs « poétiques » risquent de se retrouver dans une serre où l’air frais n’entre pas ; on a envie de venir ouvrir les fenêtres. Que la poésie soit l’épice et non le plat principal. Il est significatif qu’il n’y ait que des « poètes du clavier » ; un instrument relativement prosaïque a besoin d’être transformé, envoûté. Les violonistes, les chefs d’orchestre et même les chanteurs de lieder — c’est ce que l’usage suggère — semblent survivre sans « poésie ».
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Un simple coup d’œil aux parties solistes des concertos pour piano de Mozart devrait suffire à montrer au joueur de Mozart que son mandat laisse loin derrière lui celui d’un conservateur de musée. La notation de Mozart n’est pas complète. Non seulement les parties solistes sont presque entièrement dépourvues de marquage dynamique, mais les notes mêmes qui doivent être jouées - en tout cas dans les dernières œuvres qui n’ont pas été préparées pour le graveur - doivent parfois être reconstituées : par remplissage (lorsque le manuscrit de Mozart se limite à des indications sommaires) ; par variantes (lorsque des thèmes relativement simples reviennent plusieurs fois sans que Mozart les varie lui-même) ; par embellissements (lorsque l’interprète se voit confier un contour mélodique à décorer) ; par fermatas de rentrée (qui sont sur la dominante et doivent être reliées à la tonique suivante) ; et par cadences (qui mènent de l’accord de six-quatre en quasi-improvisations au tutti final).
Heureusement, il existe un grand nombre de variantes, d’embellissements, de rentrées et de cadences propres à Mozart, qui donnent à l’interprète une idée claire de sa liberté de mouvement. Dans les rentrées et les cadences, on ne s’écarte jamais de la tonalité principale ; dans les embellissements et les variantes, le caractère dominant n’est jamais perturbé. Les variantes de Mozart font parfois preuve d’une économie subtile qui, je suppose, n’était pas conforme aux conventions contemporaines. (Dans son Concerto en do mineur K. 491, les changements extrêmement délicats d’harmonie, d’écriture et de rythme lors du retour du thème initial devraient être savourés sans ajouts supplémentaires).
L’idée que les espaces vides doivent rester vides parce que l’interprète ne peut prétendre posséder le génie de Mozart est aujourd’hui dépassée ; il s’agissait d’une attitude due à une vénération mal placée, qui n’attendait pas de l’interprète qu’il ait l’empathie nécessaire avec le style de Mozart, et qui ne lui faisait pas confiance. Le cas du Rondo en la majeur K. 386 est instructif ; grâce à la découverte récente des dernières pages du manuscrit de Mozart, nous réalisons aujourd’hui que les vingt-huit dernières mesures du Rondo, tel que nous le connaissions, ne sont pas de Mozart mais de Cipriani Potter, ce que personne n’aurait remarqué autrement.
C’est précisément dans ces passages, où le texte de Mozart est incomplet, que l’interprète doit savoir exactement ce que Mozart a écrit et comment il l’a écrit, et ne pas se fier aux éditeurs. Quiconque s’attaque aux concertos pour piano de Mozart doit consacrer du temps à l’étude des sources. Le Concerto dit « du couronnement » K. 537 en est un exemple particulier. La majeure partie de la main gauche n’est pas du tout travaillée. Dans le mouvement central, qui souffre d’un manque total de contraste émotionnel, la même phrase de quatre mesures apparaît pas moins de dix fois sous une forme pratiquement identique. Ici, l’ornementation la plus riche sera nécessaire si l’on ne veut pas que l’effet ressemble au charme blafard de certaines madones de Raphaël, que le XIXe siècle a adorées, tout comme ce mouvement, sans embellissement. Il n’est pas du tout facile de comprendre pourquoi une version de cette belle œuvre fabriquée après la mort de Mozart est encore généralement jouée aujourd’hui, comme si rien ne pouvait être amélioré.
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Les ajouts au texte de Mozart sont dans certains cas manifestement nécessaires, dans d’autres au moins possibles. Un appendice à l’édition complète Bärenreiter reproduit une version richement embellie de l’Adagio en fa dièse mineur du Concerto en la majeur K. 488 ; il s’agit probablement de l’œuvre d’un élève, qui faisait apparemment partie de l’héritage musical de Mozart. Ce qui est élaboré dans ce manuscrit n’est en aucun cas satisfaisant, mais il fournit un indice sur le fait que l’embellissement est autorisé. Quant à la manière de s’y prendre, ce sont les modèles de Mozart, et aucun autre, qui doivent servir de guide. Les embellissements de Hummel ou de Philipp Karl Hoffmann n’essaient même pas de suivre l’exemple de Mozart ; ils sont étrangers à son style et souvent surchargés de notes à un point tel que, pour les faire toutes entrer, les tempi relativement fluides des mouvements médians de Mozart doivent être ramenés au largo. Les ajouts de Hummel et Hoffmann nous font prendre conscience que le « gusto » du style d’interprétation peut changer assez rapidement et radicalement ; cela devrait donner à réfléchir à ceux qui essaient d’accéder à Mozart en se concentrant trop exclusivement sur la pratique baroque.
Le plaisir de l’interprète à remplir les points blancs de la carte musicale de Mozart de manière à ce que même l’auditeur cultivé ne se hérisse pas les poils doit rester dans les limites du possible. L’interprète ne doit pas se laisser séduire par l’exagération ou par l’envie de vivre l’instant présent. Lorsque l’improvisation de fioritures devient un jeu de société joué avec jubilation pour déconcerter l’orchestre, lorsque l’interprète s’efforce à chaque représentation de prouver à lui-même et à tous les auditeurs qu’il est vraiment spontané, il risque de perdre le contrôle de la qualité. Je pense qu’il sera plus méritant s’il fait une sélection rigoureuse parmi les versions qu’il a improvisées chez lui, plutôt que de tout risquer sur l’estrade en essayant de jouer Mozart comme s’il était Mozart.
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L’un des ajouts possibles mais rarement nécessaires, puisqu’il ne fait dans la plupart des cas que doubler l’orchestre, est le continuo. Autrefois, je me réjouissais d’accompagner la ligne de basse de l’orchestre, mais aujourd’hui, je me contente de prendre occasionnellement la main dans les passages énergiques et d’apporter un soutien harmonique presque imperceptible à certaines cantilènes pour piano. A une époque où il n’y avait ni chef d’orchestre ni partition complète, la basse continue, outre qu’elle donnait au soliste ses repères harmoniques, servait surtout à coordonner le rythme des instrumentistes. De nos jours, on peut raisonnablement s’attendre à ce que le soliste connaisse la partition (dernièrement, même les chanteurs de lieder sont censés avoir jeté un coup d’œil à l’accompagnement au piano) ; et naturellement, nous attendons du chef d’orchestre qu’il maintienne la cohésion de l’orchestre. La basse continue ne semble donc avoir de raison d’être que dans des cas particuliers, comme lorsque les quatre concertos de chambre de Mozart (K. 413–415 et 449) sont joués sans les vents. Mais il ne faut pas perdre de vue la différence entre solo et tutti.
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Même un compositeur comme Mozart peut se tromper. Le précepte d’Artur Schnabel selon lequel l’interprète doit accepter les caprices des grands compositeurs, même s’il est incapable de les comprendre, ne doit pas aller si loin que les erreurs ne soient pas corrigées. Schnabel lui-même a donné quelques exemples d’aveuglement révérencieux, comme lorsque, par exemple, dans le mouvement central du Concerto en do mineur K. 491, il a joué une mesure, avec l’accompagnement des vents, exactement comme Mozart l’avait laissé faire par inadvertance.
Ici, comme dans une mesure du finale du Concerto K. 503, Mozart aurait d’abord écrit la partie de piano, puis, au moment d’écrire les parties orchestrales, aurait changé d’avis sur l’harmonie. Ce faisant, il a oublié d’adapter la partie de piano à la nouvelle situation harmonique. Il en résulte une cacophonie et une divergence dans la conduite de la ligne de basse qui est impensable chez Mozart. Si, dans de rares cas, l’interprète met en place le texte de Mozart, cela ne signifie pas qu’il se considère comme l’égal, voire le supérieur, de Mozart.
Avec l’alla breve du mouvement central de la K. 491, Mozart semble nous poser une énigme, mais pour une fois sans nous donner « la solution avec l’énigme » (pour citer un autre aphorisme de Busoni sur Mozart). Paul et Eva Badura-Skoda se sont efforcés d’expliquer pourquoi Mozart a dû se tromper dans cette notation. Dans ses valeurs de notes, le mouvement est deux fois plus lent que les mouvements alla breve des concertos K. 466, 537 et 595. Comme le confirment les manuels de l’époque et les chiffres du métronome de Beethoven, le marquage alla breve ne signifie pas seulement le comptage des demi-mésures, mais aussi une augmentation considérable du tempo. Il y a cependant des exceptions, comme Erich Leinsdorf a eu la gentillesse de me le signaler, et le deuxième mouvement de la K. 491 en est une. Leinsdorf cite, entre autres, quelques exemples tirés de La Flûte enchantée (Ouverture : Adagio ; n° 8 : Larghetto ; Acte II : Marche des prêtres ; n° 18 : Chœur des prêtres ; n° 21 : Andante) où l’alla breve « devrait être traduit pour un chef d’orchestre contemporain dans le sens de : en quatre, mon garçon, pas en huit ». Mais il y a aussi l’Aria avec gambe Es ist vollbracht (« C’est fini ») de la Passion selon saint Jean de Bach où le compositeur a indiqué, au-dessus des 3/4 de la section centrale, les mots alla breve, suggérant la « prochaine unité plus rapide » : en trois, et non en six. L’ancienne édition intégrale, qui a modifié arbitrairement plusieurs marques de tempo de Mozart, a transformé l’alla breve du premier mouvement du Concerto en fa majeur K. 459 en 4/4, faisant ainsi précisément ce que cette pièce ne peut tolérer : elle est censée avancer non pas alla marcia, comme on nous le dit constamment dans les commentaires et qu’on entend dans les exécutions, mais de manière dansante et par mesures entières.
[Illustration d’une sensation alla marcia, dont parle Brendel :]
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Mozart n’était pas un enfant fleur. Son rythme n’est ni faible ni vague. Même la plus petite et la plus douce des tonalités a une colonne vertébrale. Mozart rêve peut-être de temps en temps, mais son rythme reste éveillé. Que les modifications de tempo chez Mozart soient les signes d’une force rythmique qui contrebalance la force émotionnelle ; surtout dans les mouvements de variation, il sera certainement permis de graduer le tempo à certains moments, pour faire ressortir les variations les unes des autres. Mozart peut se lamenter – et cette lamentation peut atteindre un niveau de douleur solitaire – mais il ne gémit pas. Les motifs à deux notes ne doivent être « soupirés » que lorsque la musique l’exige vraiment. Les chanteurs ne doivent pas être les seuls à connaître la différence entre une suspension, qui a un rôle purement musical, et une appoggiature, dont le rôle est émotionnel et déclamatoire, soulignant le pathos des mots de deux syllabes.
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La musique de Mozart est-elle simple ? Pour ses contemporains, elle était souvent trop compliquée. L’idée de simplicité est devenue carrément embarrassante au cours de ce siècle. Il existe un « kitsch » de la simplicité, particulièrement visible dans la glorification littéraire de la « vie simple » et dans la nostalgie de la « veine populaire ». Ce qui convenait aux romantiques est considéré comme assez raisonnable pour leurs descendants. La simplicité dans l’interprétation de Mozart ne doit pas signifier que l’on soumet la diversité à un processus de nivellement ou que l’on fuit les problèmes. La simplicité est bienvenue tant qu’il s’agit d’éviter le superflu. Mais « ne se concentrer que sur ce qui compte » dans Mozart est discutable. Tout compte dans sa musique, si l’on excepte quelques œuvres ou mouvements plus faibles, qui existent même parmi les concertos pour piano de Mozart, par exemple les premières pièces précédant cette merveille du monde qu’est le Concerto « Jeunehomme » K. 271.
L’identité de Mlle Jeunehomme semble rester tout aussi mystérieuse que la maîtrise suprême et soudaine qui se déploie dans l’œuvre composée pour elle. Mozart y révèle pour la première fois qu’il est à la fois « jeune comme un enfant » et « sage comme un vieillard » (Busoni). Dès lors, l’interprète de Mozart doit assumer un fardeau de perfection qui le dépasse.